Dr Laurent Schwartz et  Dr Luc Montagnier

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Notre monde change, l’humanité modifie profondément son environnement, mais nos problèmes de santé demeurent et même certains deviennent de plus en plus aigus : malgré les efforts de la médecine et de la recherche, les cancers continuent à tuer et des formes foudroyantes atteignent de jeunes enfants ou des adultes dans la force de l’âge. Un dogme central domine la cancérologie depuis plus d’un demi-siècle, celui d’une chimiothérapie intensive relayant les bombardements de la radiothérapie : les cellules cancéreuses meurent, mais les cellules des défenses immunitaires aussi et des clones tumoraux émergent, qui résistent aux traitements et finissent par emporter le malade.
Ce
dogme a fait son temps. Des traitements plus ciblés apparaissent, grâce aux progrès de la biologie moléculaire et de l’immunologie.
Cependant ils ont un coût exorbitant et souvent ne donnent qu’un court répit à la vie du malade. C’est qu’en effet les cellules du cancer ont acquis une capacité d’adaptation quasi infinie, en jouant du génome (mutations, translocation…) et de son expression (effets épigénétiques), et elles gardent ainsi une faculté de multiplication résistant à tous les obstacles montés contre elles.

Comme toute entité vivante, les cellules d’un cancer ont besoin d’énergie pour synthétiser les éléments de leur croissance. Cette énergie est chimique, elle est principalement apportée par l’adénosine triphosphate (ATP) qui, dans les cellules, est généré par l’oxydation de sucres. Cette oxydation se produit grâce à une longue chaîne d’enzymes (cycle de Krebs) situés dans de petits organites du cytoplasme de la cellule, les mitochondries. Or les mitochondries ont une origine bactérienne, dérivant d’une symbiose qui s’est produite il y a très longtemps dans l’évolution entre une cellule primitive possédant un noyau et une bactérie productrice d’énergie. Cette bactérie a perdu son indépendance mais a gardé son autonomie comme mitochondrie, tout en étant régulée par l’information venue du noyau et les autres fonctions de la cellule.

Déjà, Otto Warburg…

Il y a plusieurs centaines de mitochondries dans chaque cellule qui lui fournissent ainsi l’énergie selon ses besoins. Mais là est peut-être le talon d’Achille des cellules cancéreuses. Elles respirent mal car leurs mitochondries fonctionnent mal. Cette théorie n’est pas nouvelle. En fait, dès 1924, le biochimiste Otto Warburg écrivait : « Le cancer, comme toutes les maladies, a d’innombrables causes secondaires, mais il n’y a qu’une cause primaire : le remplacement de la respiration de l’oxygène dans les cellules normales de l’organisme par la fermentation du sucre. »

La cellule du cancer se divise constamment, elle a besoin de davantage d’énergie, et ses mitochondries, déficitaires, ne peuvent la lui fournir. Elle compense alors en faisant appel à un circuit court de production d’ATP par fermentation du sucre. Le rendement énergétique de cette fermentation sans oxygène est bien moins bon que l’oxydation mitochondriale, alors la cellule ouvre ses vannes au sucre, elle se gorge de sucre. C’est la base même du PET Scan, où le médecin injecte du glucose radioactif pour visualiser le cancer et ses métastases.

Ayant moins besoin d’oxygène, les cellules peuvent former des tumeurs très compactes, mal vascularisées. Les tumeurs cancéreuses sont dures, et c’est souvent comme cela qu’on les détecte à la palpation.

En outre, les mitochondries fonctionnant mal, elles libèrent des molécules dérivées de l’oxygène très réactives chimiquement, ce sont des radicaux libres qui produisent une activation anormale des gènes du noyau cellulaire et entraînent une perte des défenses immunitaires.

Des promesses de traitement et de prévention

À la lumière de nos connaissances actuelles, cette théorie ouvre de nouvelles perspectives de traitement et de prévention. Il s’agit :

  1. de trouver l’origine du dysfonctionnement des mitochondries,
  2. de les faire revenir à un métabolisme

En ce qui concerne la première question, beaucoup de recherches restent à faire. Il est clair aujourd’hui que les virus des hépatites B et C causent certains cancers du foie, que le virus du papillome est associé à la majorité des cancers du col utérin. L’ulcère qui fait le lit du cancer de l’estomac est la conséquence d’une infection par une petite bactérie, Helicobacter pylori.

Les virus cancérigènes possèdent des gènes qui perturbent le contrôle de la division cellulaire. En ce qui concerne les bactéries, leur rôle est moins clair, probablement celui d’induire un stress oxydant mutagène.

Il est probable que le rôle des agents infectieux ait été largement sous-estimé et que d’autres germes, non encore isolés, ciblent directement la mitochondrie et donc détournent les flux métaboliques, causant ainsi d’autres cancers. À ce jour, malgré les progrès multiples, il n’y a souvent pas de cause précise à la majorité des cancers qui frappent l’enfant ou l’adulte jeune. Par exemple, l’incidence du glioblastome, une tumeur agressive de l’enfant ou de l’homme jeune, est en augmentation constante, et force est de constater que nous n’avons pas, aujourd’hui, la cause de ce drame-là. Nous pensons à un agent extérieur très répandu, virus ou petite bactérie, qui ciblerait directement la mitochondrie Vous l’avez compris, il s’agit là d’une recherche de longue haleine mais prometteuse. Il faudra tout d’abord isoler le germe, cloner son ADN pour le séquencer et ensuite vérifier son rôle causal dans la tumeur.

Mais, dès maintenant, nous pouvons apporter une réponse partielle à la seconde question. Warburg avait compris que la mitochondrie était partiellement inactivée dans le cancer. Il y a vingt ans, il existait donc de nombreuses hypothèses quant à la raison de cette inactivation. De nombreuses voies métaboliques convergent vers la mitochondrie. Mais il était impossible de cerner les obstacles principaux qui empêchaient le sucre d’être brûlé dans la mitochondrie. Ce que l’on pressentait, c’était qu’il y avait plus d’un obstacle. Saisir les obstacles, c’est cerner un traitement. Pour cela, nous avons fait correspondre à chaque cible potentielle, un médicament susceptible de lever l’obstacle.

“Soumettre ces traitements à des essais cliniques contrôlés”

Choisir des vieilles molécules, connues des médecins car prescrites dans d’autres indications, c’est s’éloigner d’une démarche commerciale. C’est par contre faciliter, en cas de réussite, un traitement bon marché et sans danger majeur. La suite fut un travail de Romain. Des centaines de combinaisons de médicaments ont été testées, sacrifiant ainsi près de 15 000 souris auxquelles le cancer avait été inoculé. Dix ans d’expérimentations et de nombreuses publications. Au terme de cette recherche, une combinaison d’acide lipoïque et d’hydroxicitrate ralentissait la croissance du cancer greffé à la souris,et cela, que le cancer soit d’origine de la peau, du côlon, de la vessie… Ce travail a été repris par d’autres et confirmé.

L’acide lipoïque et l’hydroxicitrate ont été développés et commercialisés il y a plus de 50 ans. L’acide lipoïque est un traitement reconnu d’une complication du diabète : la neuropathie. Grâce à ces médicaments, la cellule cancéreuse récupère une activité mitochondriale et le rendement énergétique est amélioré.

À partir de résultats anecdotiques obtenus chez des patients, il semble que l’adjonction d’acide lipoïque et d’hydroxicitrate à une chimiothérapie douce ou à une thérapie ciblée puisse améliorer la survie de façon significative.

Le temps est maintenant venu de soumettre ces traitements à des essais cliniques contrôlés. Les grands instituts contre le cancer ne sont pas ouverts à de tels essais. Nous faisons donc appel à l’initiative privée et à l’aide des instances mutualistes pour financer ces essais et poursuivre la recherche dans ce domaine dans le cadre d’une collaboration internationale avec des physiciens.

La Revue de la MTRL + juin 2016 + numéro 90